Le capital naturel dans le développement économique : le réveil après le long refoulement du 20ème siècle

Rethink : Tony Juniper says land says land may be more valuable as flood protection or as carbon sink than a pasture
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Le temps semble venu, pour les économistes et les politiques de lutte contre le changement climatique ou de développement durable qu’ils préconisent, de revenir sur les enseignements des pères fondateurs de leur discipline, après plus d’un siècle de refoulement.

Un colloque majeur sur la prise en compte du capital naturel dans le développement économique a lieu le mardi 4 octobre, à Dublin (Eire). La présentation du colloque se trouve sur le website de l’Irish Forum on Natural Capital.

Le programme se compose de plusieurs interventions thématiques (dont un discours par Monsieur David DONOGHUE, l’ambassadeur permanent de la République d’Irlande auprès les Nations Unies et, l’un des co-présidents des commissions qui président sur les Objectifs du Développement Durable) ainsi que deux Tables Rondes sur des cas d’école pour de nombreux pays en Europe.

Vous pouvez y trouver, parmi d’autres informations, le programme détaillé pour la journée, et la liste des intervenants.

Le samedi 17septembre 2016, le quotidien Irish Times publiait un entretien avec Monsieur Tony Juniper, l’un des intervenants en séance plénière de la Conférence :

 

Natural capital gives us a frame where we can see that economic development is 100 per cent predicated on healthy natural systems.  If we don’t look after those things, in the end we will have removed the ability to have any economy at all.

« Le concept du capital naturel nous aide à comprendre que le développement économique repose à 100%  sur des systèmes naturels sains.  Si nous ne prenons pas soin de ces derniers, en fin de compte, nous aurons enlevé tout simplement la possibilité d’une activité économique ».

Cela peut paraître une évidence.  Mais, les tenants de l’écodéveloppement et de l’économie écologique peinent, depuis plusieurs décennies, de faire valoir cet argument pour infléchir les orthodoxies des sciences économiques et des politiques du développement.  La question se pose, en effet, comment, tout au long du 20ème siècle, on a pu poursuivre des stratégies de développement économique en occultant la réalité de la dépendance de l’activité économique à l’égard de notre environnement naturel ?

Je vous propose, un rapide retour sur le traitement de la Nature dans l’histoire de la pensée économique. Si le capital naturel a été mis en abîme durant le 20ème siècle, cela n’était pas du tout le cas chez les pères fondateurs de l’économie, y compris chez ceux à l’origine du libéralisme. Ce retour aux sources est indispensable pour mieux cerner les évolutions nécessaires et possibles aujourd’hui pour affronter les défis de notre crise planétaire écologique.

La Nature selon les Physiocrates et les « Classiques »

Rappelons tout d’abord le raisonnement des Physiocrates du 18ème siècle et des économistes de la période « classique » :[1]

  • François QUESNAY, qui était médecin à la Cour, compose en 1759 son célèbre Tableau économique et insiste sur le fait (Quesnay 1774) « … que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses. »
  • On retrouve le même argument chez CANTILLON (1755), pour qui « …Toutes les denrées de l’Etat sortent directement ou indirectement des mains du fermier. C’est la terre qui produit toutes les choses excepté le poisson, encore faut-il que les pêcheurs qui prennent le poisson soient entretenus du produit de la terre. » 
  • Et, en résumé, pour MIRABEAU (1760):  « La terre est la mère de tous les biens ».

A la fin du 18ème siècle et le long du 19ème siècle une bataille idéologique s’engage sur la priorité à accorder à chacun des trois grands « facteurs de production » — la terre, le travail et le capital produit — comme source de valeur économique et comme justificatif de revenu.  Les économistes de cette période, aujourd’hui nommés les « Classiques », ne perdaient pourtant jamais de vue l’importance des processus naturels.  A titre d’exemples :

  • « … dans la culture de la terre, la nature travaille conjointement avec l’homme… ». (Adam SMITH, 1776)
  • « Qu’est-ce que les instruments naturels de l’industrie? Ce sont les instruments que la nature a fournis gratuitement à l‘homme et dont il se sert pour créer des produits utiles ». (Jean-Baptiste SAY, 1817)
  • « N’y a-t-il pas la terre elle-même, ses forêts, ses eaux et toutes les richesses naturelles qui sont sur sa surface et en-dessous ? Ces richesses sont l’héritage commun du genre humain… ». (John Stuart MILL, 1848)

Le célèbre duo Karl MARX et Frederick ENGELS ne fait pas exception.  A titre d’exemple :

  • « Le travail, disaient les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement conjointement avec la Nature qui lui fournit la matière qu’il transforme  en richesse. » (ENGELS)
  • « L’homme ne peut point procéder autant que la nature elle-même, c’est-à-dire qu’il ne fait que changer la forme des matières. Bien plus dans cette œuvre de simple transformation, il est constamment soutenu par des forces naturelles. » (MARX).

Pour les classiques du 19ème siècle, comme pour Marx, la nature et le travail humain sont « conjointement » sources de la valeur économique.

Le refoulement de la Nature

Cependant, en ce qui concerne la vision du rôle de la Nature dans l’activité économique, la fin du 19ème siècle est marquée par une curieuse bifurcation.

Il existe, d’une part, un développement de plus en plus sophistiqué de réflexion scientifique sur les processus du vivant, la diversité des espèces, la géomorphologie, les transformations énergétiques et biochimiques, et la structure, le fonctionnement et le changement dans le temps des écosystèmes.  Ces explorations scientifiques des processus du vivant et du dynamisme de notre habitat planétaire, atteignait une apogée notamment dans l’ouvrage de Vladimir VERNADSKY avec son analyse remarquable des processus bio-géo-chimiques et son concept de la Biosphère et, se prolongent dans certains courants des sciences de l’écologie.[2]

A lieu, d’autre part, la « révolution marginaliste » (également appelée néoclassique) en sciences économiques qui, à partir de 1870, déplace progressivement le regard sur la sphère d’échange économique, par excellence du marché.  On finit, dans les manuels de sciences économiques de la période 1950-1970, par reléguer la nature à un chapitre secondaire sur les ressources naturelles (dont l’énergie) et parfois un chapitre sur les « externalités » comme la pollution.

De façon remarquable, ces deux courants sont restés dans des compartiments étanches – des « silos » si l’on veut – pendant la quasi-totalité du 20ème siècle.[3]

Cette bifurcation est liée, entre autres, à l’émergence au 19ème siècle d’une vision enthousiaste des possibilités du progrès technologique et d’une croissance sans limite dans la production de biens et de services économiques.  La nature est considérée comme une « donnée », exogène, alors que le progrès technologique et la croissance de la sphère de production de biens et services économiques sont l’affaire de l’Homme.

Rappelons, à ce propos, la formulation de David RICARDO (1821), l’un des « classiques » les plus connus, qui avait écrit : « La nature ne fait-elle rien pour l’homme qui travaille dans les manufactures?  [….]  On ne peut mentionner aucune manufacture dans laquelle la nature n’assiste pas l’homme, et, qui plus est, ne le fasse généreusement et gratuitement. ».  Ricardo n’ignore pas la contribution de la Nature.  Mais sa formulation est ambiguë.  On comprend que cette « générosité » de la Nature serait en quelque sorte externe à l’Homme et « indestructible ». Et puis, dans l’enthousiasme du progrès technologique, on oublie de poser la question d’une éventuelle « fragilité » de cette Mère Nature.

La redécouverte du rôle de la Nature

Aujourd’hui, confrontées aux « sous-effets » destructifs d’une certaine forme de progrès technologique et de la croissance économique, nous sommes obligés de constater que les largesses de la Nature ne sont pas indestructibles.  C’est dans ce contexte de « crise écologique » que la richesse des sciences du vivant, avec leurs racines dans la thermodynamique et l’histoire naturelle du 19ème siècle), devient une ressource intellectuelle à redécouvrir et à exploiter pour recadrer les sciences économiques.[4]

A partir des années 1970, on revient sur la préoccupation des Physiocrates et des classiques, pour considérer explicitement les biens et services écologiques comme issus de la richesse préexistante de la Nature, désormais dénommée « capital naturel ».  Pour Herman Daly (1994, p 30) par exemple :

Le capital naturel est le stock qui produit le flux de ressources naturelles : la population de poissons dans l’océan qui génère le flux de pêche allant sur le marché ; la forêt sur pied à l’origine du flux d’arbres coupés ; les réserves de pétrole dans le sol dont l’exploitation fournit le flux de pétrole à la pompe.[5]

Mais, il y a deux changements importants par rapport aux Physiocrates.  Tout d’abord, c’est aujourd’hui la Biosphère dans sa totalité qui doit être considérée comme un « stock » de capital naturel, devant être respectée afin d’assurer les conditions d’une activité pérenne des sociétés humaines.  Ensuite, les sciences économiques doivent intégrer pleinement la proposition selon laquelle l’activité économique peut avoir des conséquences lourdes et parfois irréversibles sur le fonctionnement de la Biosphère et, par cela, sur la future disponibilité de « services écologiques » nécessaire ou utiles pour l’activité économique de l’Homme. [6]

D’où, bien évidemment, l’importance des connaissances sur l’état et le fonctionnement des systèmes bio-géo-chimiques de la Biosphère (c’est-à-dire, de notre capital naturel comme une sorte de patrimoine commun de l’humanité) et, des capacités d’observation sur l’interdépendance des activités économiques comme des sous-systèmes au sein de la Biosphère.  Tout cela devient la préoccupation des spécialistes des comptes du patrimoine naturel[7] et des artisans des systèmes de comptes « intégrés » comptes « intégrés » économiques et environnementaux.[8]

Les analyses et outils existent donc pour mettre en place de véritables politiques de croissance et de développement en harmonie avec la nature et cela, grâce aux travaux d’économistes jugés comme des hétérodoxes par les tenants de l’orthodoxie de la discipline durant près d’un siècle. Alors tant mieux, si aujourd’hui, l’économie dominante sort enfin de son refoulement pour proposer des politiques et des instruments conduisant vers un développement économique véritablement durable.

 


[1] Pour un retour dans l’histoire de la pensée en sciences économique, voir notamment les chapitres 1 et 2 dans le livre : Faucheux S., NOËL J.F. (1995), Economie des ressources naturelles et de l’environnement, Collection U, Armand Colin Editeur, 370pp

[2] Voir : VERNADSKY, Vladmir (1929/2002), La Biosphère. 2ème édition revue et augmentée, Librairie Félix Alcan, Paris, 1929, 323pp.  Réédition avec une préface de Jean-Paul Deléage : Collection « Points/Science », Seuil, Paris, 2002.  Pour un exposé de plusieurs fils de cette histoire de la pensée écologique, voir la thèse de doctorat par Richard LOIRET, Le Bilan écologique : Mesurer la perturbation anthropogénique de l’Ecosphère et de la Biosphère ; Caractériser les voies du Développement écologique des territoires, Centre international REEDS, Université Paris-Saclay, soutenance le 27 janvier 2016.  Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01306180

[3] On peut considérer que le dialogue avorté entre Serguei Podolinsky et Frederick Engels pendant 1880-1882, marquait le crépuscule de l’opportunité en fin de 19ème siècle.  Comme l’a montré Joan MARTINEZ-ALIER (1987) dans son livre Ecological Economics (Basil Blackwell, London), aucun des nombreux analystes essayant entre 1900 et 1970 de porter une vision scientifique de la complexité du vivant n’a réussi d’influer sur l’orthodoxie marginaliste des sciences économiques.

[4]  Voir, à ce propos le livre précurseur par René PASSET (1979), L’Économique et le vivant, Petite Bibliothèque Payot, Paris ; 2nd edition 1996, Economica, Paris.

[5]  DALY, H.E. (1994), « Operationalizing Sustainable Development by Investing in Natural Capital » in Jansson A. M., Hammer M., Folke C., Costanza R. (eds), Investing in Natural Capital : The Ecological Economics Approach to Sustainability, Washington D.C., Island Press, pp.22-37.

[6] Des synthèses des usages du concept du capital naturel pendant la première décennie de l’économie écologique se trouve dans l’ouvrage collectif : FAUCHEUX S., O’CONNOR M. (eds., 1998), Valuation for Sustainable Development : Methods and Policy Indicators, Edward Elgar Publisher (UK), Cheltenham.

[7] L’ouvrage original de référence en France est le rapport monumental publié par l’INSEE (1986), Les Comptes du Patrimoine Naturel, Report no.535-536 des Collections de l’INSEE, série D, No.137-138, edited by Jean-Louis Weber under the scientific direction of André Vanoli, 552pp.  Voir citation dans le billet de blog SF : https://sylviefaucheux.fr/le-developpement-durable-comme-reponse-a-notre-crise-de-civilisation/

[8] Voir par exemple, le website de la Statistics Division des Nations Unies consacré aux comptes économiques et environnementales : http://unstats.un.org/unsd/envaccounting/default.asp

Un exposé des considérations économiques et scientifiques pour l’organisation des informations qualitatives, quantitatives et monétaires pour caractériser les secteurs de la Biosphère et les pressions/services sur l’interface entre environnement et économie, est fournie par Martin O’Connor & Karl Schoer (2009), Environmental Degradation in the new SEEA : Proposals for a systematic presentation of environmental degradation in the framework of Environmental-Economic Accounting. Ce travail a été réalisé lorsque Karl Schoer était directeur des statistiques environnementales au Bureau Fédéral des Statistiques d’Allemagne.  La version publiée en PDF du rapport, diffusée par le Bureau fédéral de statistiques d’Allemagne (Statistches Bundesamt) à Wiesbaden.