Que ce soit dans les médias, les discours des politiques ou les analyses d’experts, les termes de justice, d’égalité ou d’équité sont utilisés indifféremment à propos de l’écologie, du social ou encore de l’économique, depuis que chacun prêche le développement durable. Lorsque le sens des mots se liquifie au point de perdre leur sens, pourquoi s’étonner que la société devienne insensée ? Je vous propose une petite escapade philosophique pour nous demander de quoi parle t-on exactement ?
Équité et Justice
L’équité constitue une garantie contre toute forme de pouvoir arbitraire. Elle met en lumière l’inévitable imperfection des règles du droit et humanise la justice formelle. Elle est fidélité au respect de la personne humaine. Elle s’appuie sur une « éthique » et non sur la fascination d’un ordre juridique. Elle aspire à une justice sociale dans l’appréciation de ce qui est dû à chacun pour tendre au progrès de l’Humanité.
Si l’on en croit Aristote, le juste selon la loi n’est pas la forme supérieure de justice. Cette forme supérieure c’est l’équité au sens que l’équité l’adapte aux cas particuliers que la loi n’avait pas prévue. L’équité est donc moins simpliste, moins mécanique, plus nuancée. L’équité n’est pas seulement une sorte de ré-équilibre de la justice mais elle est redistributive, elle nuance. Être équitable ce n’est donc pas être juste selon la lettre de la loi, mais selon son esprit. D’ailleurs au début du 20 eme siècle, un penseur et homme politique Suisse, André Chavanne écrira « L’équité vient du cœur, la justice de la Raison ».
Pour les juristes l’équité apparaît, dans certains cas limités, comme un correctif de l’application rigoureuse de la loi. Les juristes admettent que l’application stricte de la loi peut conduire à des situations aberrantes.
Justinien écrivait déjà (483/565) « Summum jus Summum Injuria ». (le sommet du droit conduit à l’injure).
L’équité est un état d’esprit qui peut aller au-delà de ce qui est juste. Selon Alain « Elle est ce doute sur le droit qui sauve le droit ». Elle doit tempérer le droit. Le droit est un absolu dont l’excès conduit à l’absurde.
Mais l’équité ne s’oppose pas, pour autant, à la justice, elle lui est consubstantielle car elle lui donne son sens en rétablissant l’Humanité dans la règle. Selon Charles Caleb Colton (1780-1832) « La loi et l’équité sont deux choses que Dieu a unies, mais que l’homme a séparées. » (Law and equity are two things which God hath joined, but which man hath put asunder).
Egalité et Equité
S’il est un sujet lourd de polémiques, c’est bien le sens à donner au mot égalité dès qu’on l’applique au fonctionnement des sociétés. On en fait soit un idéal soit un repoussoir comme en témoigne la philosophie politique. Il suffit de confronter deux penseurs aussi emblématiques que Jean-Jacques Rousseau et Alexis de Tocqueville pour s’en rendre compte. Le premier voit dans l’égalité une garantie de la liberté, le second y perçoit au contraire un risque pour cette même liberté. Quel sens faut-il donc donner à la notion d’égalité et son rôle dans ce qui est juste.
Beaucoup d’auteurs lui ont préféré l’équité. Mais il faut attendre John Rawls (au début des années 1970) qui s’interroge sur le fonctionnement des sociétés ( la « théorie de la justice » puis « la justice selon l’équité »), pour que ce débat philosophique entre équité et égalité prenne toute son ampleur. La justice est, pour Rawls, la valeur d’universalité fondamentale et le but de la politique est de la réguler. Dans toute démocratie, il faut un contrat, ce qui n’est pas sans rappeler le contrat social de Rousseau. Rawls popularise l’affirmation selon laquelle l’égalité ne suffit pas. Il défend l’idée de la justice comme équité contre la justice basée sur l’unique égalité. L’équité devient le préalable. L’équité consiste à combattre parmi les inégalités, celles qui handicapent les plus défavorisées. Une société juste n’est pas une société égalitaire, c’est une société équitable. Il n’est pas question de sacrifier les plus défavorisés mais comme il existe aussi un principe de différence, il n’est pas non plus question de sacrifier les plus favorisés. Les inégalités non seulement existent mais elles sont justes, à condition qu’elles soient à l’avantage des plus défavorisés et qu’ils puissent y accéder. Ainsi, toutes les inégalités ne sont pas à suspecter, certaines sont même utiles car pour qu’une société soit dynamique (évolutionniste…) il faut qu’il y ait de l’émulation et celle-ci suppose les différences donc les inégalités. Pour répartir équitablement les biens ce qui compte c’est l’équivalence qui est le contraire de l’égalitarisme et qui permet d’assurer aux plus défavorisés une position maximale. La coopération sociale doit être établie selon des principes qui tiennent compte des visibles disparités entre les membres de la société.
Je cite Rawls : « Nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent ce qu’est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la structure de base. Ainsi, si le système est juste, chacun recevra une contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui-même) coopère » in Théorie de la Justice, chapitre 18.
Il est à noter que cette philosophie de Rawls a été reprise dans les débats sur le développement durable en partant du constat que l’extension de la préférence pour le présent à la dimension inter-générationnelle donne à la génération présente une influence tutélaire sur les générations futures qui semble intuitivement contestable d’un point de vue éthique. Si l’on suit Rawls, certaines inégalités seraient justes pourvu qu’elles soient équitables.
Aujourd’hui, dans notre société en crise, c’est sans doute la question de l’égalité des chances, capitale dans la philosophie Rawlsienne, qui est au centre de toutes les interrogations. Car en théorie elle est l’élément clé pour articuler liberté, égalité, mérite. L’égalité des chances garantirait qu’à niveau égal de talent et de compétence, tout un chacun a les mêmes perspectives de succès, quel que soit son origine ou son milieu social. Dans « repenser l’égalité des chances » le philosophe Patrick Savidar(2007) interroge les présupposés de ce principe et se réfère à Rawls. Le mérite n’a de sens que dans une société qui valorise certaines capacités…aujourd’hui c’est le jeune trader qui voit ses talents glorifier…il faut donc dépasser la notion d’une justice sociale capacitaire….il faut sortir d’une société hyper-individualiste….la justice n’est pas une affaire simple, elle ne se résout ni dans la pure égalité ni dans le pur mérite, mais dans l’équité.
« Que l’équité préside à toutes tes actions, qu’elle accompagne toutes tes paroles. » nous dit Pythagore…tout un programme de réflexion individuelle et collective pour établir les fondements d’une société durable ?