Et si, face aux crises sans précédentes que nous traversons et qui ébranlent les fondements de nos sociétés, sinon de l’humanité — crise économiques et financières à répétition entrainant dans leur sillage la montée inexorable du chômage et de ses maux sociaux; crise environnementale avec la croissance exponentielle du lourd tribut des impacts des changements climatiques partout dans le monde ; crise morale et citoyenne comme les tristes événements de ces dernières semaines nous l’ont rappelée — nous avions collectivement le courage intellectuel et politique de nous replonger dans les racines et propositions du concept du développement durable ?
Une telle proposition peut sembler bien dérisoire. Et pourtant ! Dans les années 1970 et 1980, après les deux ondes de chocs successives provoquées, d’une part par les deux crises pétrolières qui ont démontré la dépendance de nos sociétés à la disponibilité des ressources naturelles; d’autre part, avec l’arrivée des pollutions dites globales (pluies acides, diminution de la couche d’ozone, changements climatiques, pertes en biodiversité terrestre et marine, dégradation des ressources en eau, etc…) ; enfin face à l’accélération des inégalités nord/sud, a émergé le concept de développement durable.[1]
Durant sa gestation et dans son sillage, pendant une dizaine d’années, nous avons assisté à un véritable bouillonnement de travaux, de propositions de politiques, offrant de nouvelles visions du monde puisque ce dont il était question c’était des interrelations régissant les dimensions économique, sociale et environnementale. On n’hésitait pas, durant cette période, à revenir à la lecture des pères fondateurs de l’économie en remontant à Aristote et à confronter leurs perspectives[2], on se référait à des questionnements philosophiques et éthiques telle que l’équité intergénérationnelle et intragénérationnelle ou encore à la justice selon Rawls[3], pour tenter de bâtir des modèles alternatifs de développement que l’on qualifiait de « soutenabilité faible », de « soutenablité forte », etc.[4] Les gouvernements (y compris en France )[5] lançaient des grands exercices de prospective pour une société durable[6]. Les traditions de pensée de l’économie sociale et solidaire, et de la réciprocité ou l’économie du don, se trouvaient projetées sur la question des solidarités planétaires et à travers le temps.[7]
La Commission Européenne et le CNRS[8] en France finançaient des projets interdisciplinaires sur de telles questions. Delors avait créé une cellule de prospective autour de lui où la problématique des modèles alternatifs d’une société durable était au centre de l’attention. Dans ce cadre le Forum Consultatif Européen sur l’Environnement et le Développement Durable bouillonnaient d’initiatives partagées tant par des dirigeants d’entreprises, que des chercheurs, des politiques, des institutionnels. La Banque Mondiale avait à ce moment là, comme chef économiste Herman Daly[9], l’un des fondateurs de l’International Society for Ecological Economics et de la revue scientifique du même nom. Or, cette société commençait à mettre en péril les schémas dépassés des économistes traditionnels. La remise en cause des fondements de notre comptabilité nationale était au centre de travaux qu’avaient lancé, tant la Banque Mondiale, qu’Eurostat, ou même la France avec la fameuse comptabilité patrimoniale dont elle était pionnière.[10]
Et puis dans les années 2000, cette effervescence s’est étiolée, les propositions et modèles de changements de société se sont progressivement étouffés malgré le dernier sursaut en France qu’a représenté le Grenelle de l’Environnement, mais où déjà la notion développement durable était exprimée du bout des lèvres.
Que reste t-il aujourd’hui du développement durable ? Ce concept a été dépecé en toute une série de thématiques, circonstanciées et parfois réductionnistes : croissance verte, RSE, lutte contre le changement climatique, transition énergétique, modernisation écologique, écotechnologie ; et de ce fait a été progressivement vidé se sa substance et de son essence pour devenir, au mieux technocratique ou technique, au pire anachronique. Au point que plus personne aujourd’hui ne se souvient de ce qu’il englobe vraiment et qu’il n’est pas loin de tomber en désuétude…..
Quel philosophe, quel journaliste, quel économiste (considéré comme sérieux par ses pairs), quel politique se réfère encore au développement durable pour aborder et proposer une voie d’espoir et de sortie aux maux que notre humanité subit ?
Paresse intellectuelle ? Opportunisme ou manque de courage politique ? Allégeance aux lobbies ? Inertie des administrations et de leurs dirigeants ? Poids des technocrates ? Peur ? Raidissement des conformismes ? Qui sait ? Toujours est-il qu’il nous appartient collectivement de reprendre ce débat là où nous l’avons laissé dans les années 1990, pour, à partir de lui, nous construire une nouvelle utopie, un nouveau « contrat social », une nouvelle vision des solidarités entre peuples et à travers le temps, et pour les communautés de vie autour de la planète. Bref : une éthique pour l’humanité répondant aux nouveaux défis auxquelles elle est confrontée dont le premier danger est le manque de fondement moral partagé. Si nous sommes capables collectivement, via le développement durable, de montrer qu’un nouveau chemin est possible à condition qu’il soit construit par nous et par conséquent accessible à tous, alors oui la génération présente sera capable de se mobiliser pour que vivent dignement les générations futures.
Emparons nous, près de 25 ans plus tard, de cette belle déclaration des Etats, réunis à Rio en 1992, au Sommet de la Terre, si saisissante d’actualité : « Afin de concilier les défis de l’environnement et du développement, les Etats ont décidé d’établir un nouveau partenariat global. Ce partenariat incite tous les Etats à s’engager dans un dialogue constructif et massif, inspiré par le besoin d’atteindre une économie mondiale efficiente et équitable, gardant en vue le fait que l’interdépendance de la communauté des nations et le développement soutenable devraient devenir à cet égard une priorité sur l’agenda de la communauté internationale » (CNUED, 1992, alinéa 2)
[1] En 1987 est publié le rapport Brundtland de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement avec le titre prémonitoire « Notre avenir à tous ».
[2] Voir par exemple, Paul CHRISTENSEN (1989), « Historical Roots for Ecological Economics : Allocative versus Biosphysical Foundations », Ecological Economics, Vol.1,1, pp.17-36.
[3] John RAWLS (1971), A Theory of Justice, Harvard University Press, Cambridge MASS.
[4] Sylvie FAUCHEUX et Jean-François NOËL (1995), Economie des Ressources naturelles et de l’Environnement, Armand Colin.
[5] Grâce notamment à la cellule de prospective (depuis fermée) qui était dirigée par Jacques Theys du Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable.
[6] Voir par exemple, Sylvie FAUCHEUX & Christelle HUE (2001), “From irreversibility to participation : towards a participative foresight for the governance of collective environmental risks”, Journal of Hazardous Materials Vol.86, pp.223-243.
[7] Par exemple, le croisement de réflexions sur le plan autant moral et philosophique qu’économique, dans l’oeuvre de Kenneth BOULDING (l’un des préceurseurs de l’économie écologique), dont sa dernière collection, Towards a New Economics: Critical Essays on Ecology, Distribution, and Other Themes, Edward Elgar, 1992. Un autre exemple fût Martin O’CONNOR et Rosemary ARNOUX, « Ecologie, Echange Inéluctable, et Ethique de l’engagement: Sur le don et le développement durable », Revue du MAUSS No.15/16 (April 1992), pp.288‑309. Aujourd’hui, Philippe KAMINSKI sur son blog en faveur de l’économie sociale (www.prospective-sociale.org) essaie vaillamment d’alimenter la réflexion dans le no-man’s-land entre économie circulaire, politique et moralité sociale…
[8]Par exemple le Programme Interdisciplinaire « Environnement, Vie et Société ».
[9]Voir par exemple, Herman DALY (1992), “Allocation, Distribution and Scale : towards an economy that is efficient, just and sustainable”, Ecological Economics, Vol.6 (3), pp.185-193. Ou, Herman DALY and John COBB (1989), For the Common Good, Redirecting the Economy toward Community, The Environment and a Sustainable Future, Beacon Press, Boston.
[10] La France était pionnière avec l’ouvre de l’INSEE (1986), Les Comptes du Patrimoine Naturel”, Report no.535-536 des Collections de l’INSEE, série D, No.137-138, compilé par Jean-Louis Weber sous la direction scientifique d’André VANOLI qui, auteur d’Une Histoire de la Comptabilité Nationale (La Découverte, Repères, 2002), animait avec Jacques Theys pendant les années 1990 un programme d’ateliers sur la comptabilité verte.