Delphine Le Serre est une spécialiste internationale de l’éducation et de la transformation digitale. Fondatrice d’Alkaia Education, cabinet d’expertise et de conseil auprès des fonds d’investissements sur les questions stratégiques liées à la transformation digitale dans l’enseignement supérieur et la formation, elle fait partie du top 20 du classement Forbes « Women in EdTech in Europe » en 2019. Elle enseigne également à HEC Montréal. Elle revient en détail pour nous sur son intervention pendant le colloque INSEEC U. Disruptive Learning Pathways.
Pourriez-vous nous dire quelle est votre définition, votre conception, de la conduite du changement ?
De manière générale, je dirais que la Conduite du Changement est un ensemble d’opérations, dont l’impulsion émane du Top Management, et qui visent à transformer l’organisation (ses processus, sa structure hiérarchique et organisationnelle, parfois également ses métiers, et sa culture d’entreprise). L’objectif de cette transformation est de rendre l’organisation plus efficace et plus pérenne dans un environnement qui a fortement évolué suite à l’émergence de nouveaux concurrents qui disruptent le marché par exemple, ou à l’émergence de nouvelles technologies qui transforment radicalement la proposition de valeur traditionnelle de l’organisation.
Dans le secteur de l’enseignement supérieur, l’émergence du digital et dans sa lignée, l’apparition progressive depuis 10 ans d’un nouveau type de concurrents, les pure players, tels que Coursera, EdX, Udemy, Open Classrooms,…proposant des cours, puis des formations en ligne, a clairement déclenché une nécessité pour l’ensemble des acteurs traditionnels (universités et établissements d’enseignement supérieur privé) de mener une telle conduite du changement. Cependant, il y a encore 18 mois, grand nombre d’acteurs de l’enseignement supérieur étaient très en retard, en France notamment, sur l’agenda de cette conduite du changement. Il aura fallu qu’ils se retrouvent contraints par les mesures sanitaires de confinement liées à la COVID 19, de passer à une offre d’enseignement 100% online pour qu’ils engagent, de manière accélérée, cette conduite du changement sur leur offre pédagogique.
Passer de la posture de l’enseignant traditionnel à la posture du mentor qu’implique un cours en ligne
Est-ce que toutes les résistances habituelles au changement ont été levées avec le covid-19 ?
Il faut bien admettre qu’un grand nombre de résistances au changement ont été levées en un temps record ! Notamment au sein des équipes pédagogiques, auprès des Directeurs de la pédagogie et des enseignants, qui n’ont pas eu d’autres alternatives que de dispenser leur cours en ligne. Ceci dit, toutes les résistances « pédagogiques » n’ont pas été levées. Je pense notamment au fait de passer de la posture de l’enseignant traditionnel à la posture du mentor qu’implique un cours en ligne, mais également au fait de passer d’un cours magistral à un cours en classe inversée plus appropriée à l’apprentissage en ligne. Force est de constater que, dans l’urgence, un grand nombre d’équipes pédagogiques ont eu tendance à reproduire à l’identique les cours qu’ils dispensaient en présentiel, ce qui n’est bien entendu pas satisfaisant du point de vue de l’expérience de l’apprenant et de l’efficacité de l’apprentissage.
S’agissant des services Marketing, il est intéressant de constater qu’en France la fermeture des traditionnels canaux de recrutement réels (les salons de recrutement d’étudiants et les Journées Portes Ouvertes sur les campus) a certes entrainé une « bascule » des budgets Marketing du Marketing offline vers le Marketing online, mais n’a malheureusement pas toujours entrainé la conduite du changement nécessaire sur cette partie de l’organisation. Ce qui est regrettable car un grand nombre d’acteurs de l’enseignement supérieur en France ne disposent pas encore de stratégie, de plan et d’outils de Marketing digital à proprement parlé.
Quant aux relations avec les Alumni, si quelques initiatives intéressantes de webinaires d’experts en ligne ont été lancées avec succès par quelques acteurs, on reste bien loin d’opérations de conduite du changement sur cette dimension du parcours des étudiants, qui relèvent bien souvent d’une gouvernance externe pilotée par l’association des Alumni.
une « bascule » des budgets Marketing du Marketing offline vers le Marketing online […] n’a malheureusement pas toujours entrainé la conduite du changement nécessaire sur cette partie de l’organisation
Quelles seraient vos recommandations vis à vis des organisations d’enseignement supérieur ?
Ma première recommandation est que le Top Management doit être un véritable sponsor de la conduire du changement au sein des établissements d’enseignement supérieur. Sans ce sponsoring, aucun changement ne peut avoir lieu…
Ensuite, je conseillerais d’initier la réflexion en revenant à l’apprenant. En étant ce que l’on appelle en Marketing « Customer Centric ». Car si l’institution s’adapte, son focus doit rester la satisfaction de ses clients, qui sont en l’occurrence les apprenants. Il est indispensable d’adresser les questions suivantes : ces nouveaux apprenants, que souhaitent-ils apprendre aujourd’hui ? De quels types d’enseignements ont-ils besoin ? Quelles sont les compétences qu’ils doivent acquérir pour atteindre leurs objectifs professionnels? Quels sont aujourd’hui les formats pédagogiques les plus adaptés/efficaces pour ces nouvelles générations ?
[Même] si l’institution s’adapte, son focus doit rester la satisfaction de ses clients, qui sont en l’occurence les apprenants
Au cours des 10 dernières années, les recherches en neurosciences ont révélé deux résultats fondamentaux pour tous les pédagogues. Tout d’abord, un individu peut apprendre à n’importe quel âge, c’est le principe de la plasticité cérébrale. Ce qui est très encourageant pour le développement des programmes de Life Long Learning et les certifications professionnelles que chaque établissement devrait développer. Ensuite, les méthodes d’apprentissages les plus effaces sont celles qui regroupent les 3 qualités suivantes : (1) placer l’apprenant dans une posture active (principe de la pédagogie par l’action), (2) transmettre du plaisir à l’apprenant (principe de mémorisation en mémoire de long terme couplée à une émotion positive) et enfin (3) motiver/encourager l’apprenant (principe du mentorat/coaching). Il ne fait aucun doute que ces trois ingrédients doivent être à la base de la réflexion de construction de chaque cours, notamment sous un format en ligne qui invite à la personnalisation.
Enfin, compte tenu de la 4ème révolution industrielle que nous vivons actuellement et de la transformation profonde des métiers sous l’émergence de l’IA, du Cloud, de l’IoT, de la Blockchain, je conseillerai d’une part, d’introduire des cours relatifs à ces technologies de manière à ce que chacun soit familier de ce nouvel environnement; et d’autre part, je conseillais vivement de proposer des cours qui viseront à développer l’esprit critique et la créativité qui seront dans quelques années les atouts des hommes et des femmes, comparativement aux machines avec lesquelles ils/elles travailleront.
Quelles sont selon-vous les conséquences sur l’évolution du marché de l’éducation et notamment des Edtech ?
Le passage au 100% E-Learning causé par la COVID 19 a créé un intérêt nouveau de la part des fonds d’investissements pour les EdTech. Si dans un premier temps, l’intérêt s’est porté rapidement sur les plateformes E-Learning qui conçoivent et diffusent des cours en ligne, on note à présent un élargissement des acquisitions vers des plateformes digitales de Knowledge Management à destination des entreprises.
Cet intérêt nouveau des fonds d’investissements pour les EdTech, notamment en Europe, est plutôt à saluer. En effet, comparativement à la FoodTech, la FinTech ou l’ InsurTech, les levées de fonds dans le secteur de la EdTech en Europe se positionnaient à un niveau extrêmement bas. Or, c’est par l’investissement privé également que l’offre progressera.
Pour terminer, votre dernier conseil pour réussir cette conduite du changement ?
Vérifier au préalable que le Top Management est convaincu que cette conduite du changement doit avoir lieu, qu’il a une vision claire de la nouvelle institution qu’il veut créer et qu’il est prêt à mettre un terme à certaines « baronnies politiques internes » afin d’aboutir à cette nouvelle institution qui sera plus adaptée à l’environnement concurrentiel !