Le salon de l’agriculture 2016 vient de fermer ses portes et laisse globalement les acteurs de cette filière dans une situation de tension sans précédent. Si tout le monde s’accorde pour diagnostiquer une crise profonde du monde agricole, notamment en France, peu finalement explique qu’il s’agit d’une véritable mutation qui est à l’œuvre, là, comme dans d’autres secteurs traditionnels.
Cette mutation est celle qui se situe au croisement du numérique et des impératifs écologiques (rappelons que le secteur agricole est par exemple responsable d’un quart des émissions de CO2 dans le monde), ce que d’aucuns qualifient de 3ème révolution industrielle. Comme pour toute mutation, plusieurs nouveaux modèles émergent, avec, pour chacun, ses risques et ses opportunités. Autant de possibles qui peuvent encore faire l’objet de choix…mais plus pour longtemps !
Un premier modèle à l’œuvre est sans conteste celui de la « smart agriculture », au sens technologique du terme « smart ». Ce modèle connait un essor considérable en Allemagne… et, dans une moindre mesure en France. L’agriculture, ou du moins une partie d’entre elle, vit, comme certaines villes, une intense mutation technologique en devenant de plus en connectée et donc en nécessitant des investissements très lourds, ce qui conduit beaucoup d’agriculteurs, à se sur-endetter pour rester dans la course à la productivité.
Citons, à titre d’illustration, les assistants GPS d’arpentage cartographiant les parcelles et avec lesquels les rendements sont calculés et les coûts anticipés, les robots sur les tracteurs limitant les manœuvres humaines, les logiciels permettant d’opérer et d’ajuster automatiquement la distribution d’engrais et les capteurs pour, par exemple, prévoir les risques éventuels rencontrés sur le terrain (présence de nuisibles, de maladies ou de « stress hybride »). Parlons aussi des robots en tout genre (drones, tracteurs sans chauffeurs, robots de traite, robots de désherbage..) qui connaissent une croissance exponentielle.
En Allemagne, par le biais des satellites et des capteurs, l’équipement agricole peut devenir automatiquement performant sur des surfaces de plus en plus petites en distribuant efficacement les engrais et pesticides. La prochaine étape est de mettre en réseau ces systèmes individuels dans des systèmes cyber contrôlant automatiquement l’équipement agricole. On pourrait aussi évoquer l’arrivée des « digifermes », encore en phase d’expérimentation en France, par exemple à Boigneville, dans l’Essonne et à Saint-Hilaire-en-Woëvre.
Cette tendance améliore certes la productivité et permet de réduire, voire d’éliminer l’usage des pesticides et d’engrais tout en déchargeant l’agriculteur d’une partie de son travail. De ce point de vue, nous serions tentés d’y voir une tendance positive vers le développement durable. Mais en même temps la phase de transition ne peut qu’être d’une violence inouïe si on ne prend pas garde de l’accompagner.
En effet, les petits agriculteurs et éleveurs ne peuvent pas suivre financièrement l’ampleur des investissements nécessaires. Beaucoup d’agriculteurs n’ont pas non plus bénéficié des formations adéquates pour faire face aux nouvelles compétences requises par la digitalisation généralisée de leur métier et ne peuvent que venir grossir, à terme, les rangs des sans-emplois. Enfin, quelle est la place accordée à l’humain et finalement même à la nature dans ce futur possible pour l’agriculture qui ne serait plus que virtuelle. Le risque ici pour une telle smart agriculture est le même que pour certaines orientations de la smart city : tout simplement la déshumanisation.
Un second modèle est celui de l’agriculture urbaine. L’agriculture urbaine actuelle, très en vogue, renvoie à une multitude de pratiques agricoles personnelles, communautaires, collectives, à portée pédagogique ou même entrepreneuriale. On peut citer les jardins en pot, sur les balcons et sur les toits, de murs végétalisés, de jardins communautaires.
Il s’agit d’agriculture à petite échelle pour une consommation personnelle ou pour des objectifs de détente et de divertissement. Pourtant, depuis quelques années, avec les problématique des circuits courts, de l’étalement urbain ou de l’indépendance alimentaire, une offre de produits agricoles cultivés en ville pour les consommateurs se développe beaucoup plus sérieusement… et commence à laisser la place à des professionnels avec une exploitation commerciale.
En Amérique du Nord de plus en plus de « start-up » en Californie, à New York, à Chicago ou encore à Montréal, fleurissent pour « industrialiser » cette agriculture urbaine et pour mettre au point des fermes urbaines à étage, des potagers en appartement.. et donc ce que l’on qualifie d’agriculture verticale présentant les avantages des circuits courts, l’absence de transport et de pesticides, avec une excellente productivité….Cette seconde voie de l’agriculture urbaine, dont le déploiement à grande échelle ne se fera pas avant 20 ans et pour laquelle les japonais affichent également une certaine avance, implique elle, aussi, le recours aux technologies de l’information et de la communication pour contrôler tous les éléments de la production : le type et la quantité de lumière reçus par la plante, la température et plus généralement tous les aspects environnementaux. Les capteurs sont beaucoup utilisés, surtout en suppléments des systèmes hydroponiques, pour vérifier les niveaux d’eau et de nutriments.
L’agriculture urbaine est importante afin de permettre aux citadins (qui seront de plus en plus nombreux) de garder un contact avec la réalité de la production alimentaire, de ses défis et de ses enjeux. Elle contribue aussi à résoudre des problèmes comme ceux des îlots de chaleur, de la pollution atmosphérique, de l’accès à des aliments frais. Elle est en fait, par bien des aspects, indissociable de la dimension sociale : il s’agit d’un mouvement social qui se réapproprie l’espace urbain .
Mais, outre que cette agriculture urbaine (même à grande échelle) ne pourra pas répondre à l’ensemble des besoins agricoles, en transposant ce modèle à notre pays, la phase de transition risque d’être rude. En effet, cela signifierait de déplacer en nombre des agriculteurs en zones urbaines qui, déjà font figure de « sauveuses » de biodiversité en voie d’extinction (ex : les ruches urbaines sont aujourd’hui perçues comme la voie de salut de nos abeilles tuées par notre modèle agricole actuel) et donc de changer donc non seulement radicalement leur mode de vie en plus de leur métier….La smart city absorberait en quelque sorte l’agriculture. Cette dernière ne pouvant devenir smart qu’à ce prix !
Une troisième voie, qui me paraît finalement plus en phase avec un développement durable, est celle qui repose sur une approche beaucoup plus intégrée de la ville et des zones rurales pour une agriculture intelligente et durable.
Il s’agit d’un modèle de type économie circulaire avec une vision éco-systémique des territoires assez prégnante dans les approches intégrées des Pays Bas, combinant l’organisation de la ville, la mobilité, l’architecture de la campagne et le numérique. Il s’agit de créer un cercle vertueux et continu de gestion des flux depuis l’approvisionnement des villes en produits agricoles locaux de qualité (urbains) et de proximité (dans un périmètre de 100 kms) jusqu’à la valorisation des déchets alimentaires urbains en engrais naturel pour l’agriculture urbaine, péri-urbaine ou rurale de proximité.
Les produits agricoles en question, issus des espaces péri-urbains et ruraux de proximité, peuvent également servir de support de création ou de développement de nouvelles filières de bioénergies ou de biomatériaux, avec tous les bienfaits de la polyculture pour la préservation de la biodiversité . L’émergence de ces nouveaux modèles d’écologie territoriale couvre le développement de filières de valorisation de déchets et d’organisation des flux génératrices de nouveaux emplois locaux pour les agriculteurs et pas si éloignés de leur compétence actuelle.
C’est aussi ce modèle qui, quelque part, semble sous-jacent dans la Loi d’Avenir pour l’Agriculture, l’Alimentation et la Forêt votée en 2014, par le biais du vocable d’agro-écologie avec l’objectif de faire de l’agriculture française le modèle en cette matière, Malheureusement, l’opportunité n’a été ni débattue ni vraiment exploitée jusqu’à ce jour, même si le Salon de l’Agriculture permet de mettre en lumière un certain nombre de succès de la part de jeunes agriculteurs dans des pratiques innovantes et collectives visant la triple performance économique, sociale et environnementale.
Notre agriculture, comme nos villes, est à la croisée des chemins. Plusieurs modèles, impliquant tous des ruptures radicales, peuvent soit s’affronter pour le pire, soit se fondre pour faire émerger un vrai modèle à la fois intelligent et durable. Tout est encore possible, mais tout se joue aussi maintenant. Un débat citoyen sur ce sujet semble indispensable dans un pays comme la France qui est un grand pays agricole.
Il paraît aussi urgent, au niveau européen, de réformer cette PAC en acceptant la diversité des modèles en fonction des structures territoriales des pays….. La diversité des solutions les plus adaptées aux différents contextes des territoires et de leur métropole, c’est aussi ce que prône le développement durable ou le principe de responsabilité . Il serait donc utile que les décideurs de tout poil qui se plaisent à brandir les étendards du développement durable et de la responsabilité sociétale prennent conscience de la réelle signification de ces concepts et que ces derniers s’appliquent autant aux villes qu’à l’agriculture qui subissent l’une et l’autre des mutations radicales et indissociables.