Thierry Taboy, un humaniste chez Orange ou quand le numérique ne peut se construire que dans l’altérité

Portait de Thierry Taboy réalisé dans le cadre de l'opération MASKBOOK by Art of Change 21 dans le cadre de la #COP21
Portait de Thierry Taboy réalisé dans le cadre de l’opération MASKBOOK by Art of Change 21 pendant la #COP21

Au moment où sort le rapport Terrasse au sujet de l’économie collaborative en plein essor en lien avec le développement du numérique, où le Conseil National du Numérique publie son rapport sur les évolutions du marché du travail et de l’emploi face à la transition numérique,   où les évènements autour de l’innovation responsable se multiplient et où l’intérêt de la RSE pour la compétitivité des entreprises et des économies en général est mis en exergue, il est approprié de prendre du recul afin de se poser les bonnes questions sur le lien entre numérique et transition vers le développement durable au-delà des seules finalités écologiques (plutôt positives par ailleurs) et en se focalisant aussi sur les finalités sociétales.

Quels seront, avec le déploiement généralisé du numérique, les nouveaux modèles de l’emploi, de la fiscalité, de l’avenir du salariat et du système de protection sociale que nous avons hérité de la seconde guerre mondiale, et plus largement de l’évolution de l’humain ?

 Cet interview de Thierry Taboy (CSR Group VP. Social and Society Issues. Digital Society Forum), qui fut mon doctorant après avoir été l’élève, comme moi (plusieurs années auparavant), l’étudiant du Professeur René Passet, arrive à point nommé, tant elle est en résonnance avec toutes ces questions qui taraudent notre société.

Du territoire à la responsabilité sociale et environnementale du groupe Orange

 

La vérité n’est que contexte 

Pour expliquer mon engagement pour la RSE chez Orange aujourd’hui, il me faut remonter à mon enfance. Né à Paris, mes parents ont décidé très rapidement de s’installer en province. Et là, enfant, on comprend très vite ce que signifie être « l’étranger ». On apprend très vite les règles de survie et à sortir parfois du cadre pour que la vie soit possible.

Adolescent et sans moyen de transport dans un village de 300 habitants, on a qu’une seule envie, celle de partir. C’est ce que j’ai fait dès mes 16 ans en me rendant à Lyon. Sans grands moyens, j’ai pu trouver un logement à Vaulx-en-Velin dans le quartier du Mas du Taureau. Là, j’ai appris beaucoup de choses notamment la hiérarchie sociale particulière qui régulait ce lieu très codé.

L’ennui régnait partout, les difficultés étaient multiples (chômage, drogue) mais le plus triste est que la plupart des jeunes du Mas du Taureau ne s’autorisait pas à se projeter dans un autre avenir, alternatif. « On restait coincé sur son mur ».

Il me revient à l’esprit un échange avec Bernard Alaux, fondateur de Cap Sciences à Bordeaux, qui m’a dit s’être battu contre le même phénomène pour que son lieu soit ouvert à toutes et tous, que les « mômes » de familles désargentées se sentent aussi “autorisés” à s’y rendre. L’ouverture est avant tout question de ressenti.

Grâce notamment à une option « russe » au lycée, j’ai pu imaginer pour moi-même un autre avenir. J’ai pu connaître des gens différents et me rendre compte de l’importance de l’autre, de l’altérité. Que la seule richesse est dans la rencontre de l’autre et dans le respect de sa différence.

Des circonstances favorables, une volonté mais aussi des hasards heureux ( la fameuse sérendipité) m’ont permis ensuite de rejoindre le Professeur René Passet, à l’Université de Paris I, pour le DEA qu’il dirigeait, le premier en France portant sur l’Économie de l’environnement; et plus exactement sur le Développement Durable,. C’est aussi à ce moment que j’ai rencontré Sylvie Faucheux, qui y était jeune chercheuse, et que tout s’est accéléré.

Toujours pour satisfaire cette curiosité, j’ai ensuite commencé ma thèse à l’UQAM au Québec où il m’a fallu devenir chargé de cours. Tout est expérience. Je suis finalement revenu en France pour finir ma thèse sous la direction de Sylvie Faucheux puis rejoindre le collectif Transversales Sciences Cultures où j’ai fait la rencontre de celui qui allait m’ouvrir à la complexité, Jacques Robin, un homme exceptionnel en tous points. Ensuite tout s’est enchaîné, la rencontre avec Michel Hervé qui me demande de me décider en 5 minutes à l’accompagner sur le magnifique projet de “Parthenay Ville Numérisée” où je vais me confronter au développement endogène d’un territoire enclavé. Tout est apprentissage et prise de risque.

Grace à un énorme travail associatif et une volonté politique forte, le territoire s’est révélé fort, peut être sous l’œil bienveillant de la fée Mélusine. Ma mission a, tout de suite, consisté à utiliser tous les leviers qu’offrait le numérique d’alors pour renforcer la « reliance » entre les habitants de ce territoire. Internet, le réseau, c’était l’opportunité d’aménager ce territoire, jusque là isolé, par les investissements structurels.

Ma mission terminée, une entité de consultance de France Télécom qui travaillait essentiellement la zone Afrique a souhaité bénéficier de cette expérience en matière de développement socio-économique des territoires. J’ai accepté, à la fois pour découvrir un autre milieu professionnel et de nouvelles cultures et (surtout?) pour l’ADN d’un groupe qui, devenu entité privée, reste profondément irrigué par la question du sens et du bien commun. Suivant une évolution classique, j’ai été amené à suivre la direction RSE, avec cette idée que si elle prenait une dimension innovation business je chercherais à la rejoindre. Ce qui s’est produit.

C’est précisément cette opportunité que m’a offerte Orange, et plus précisément la partie « sociale » / sociétale » » de la RSE. Le «social » impliquait le suivi de la partie prenante salarié du groupe et le sociétal restait encore à ce stade une terra incognito mais heureusement adossée à la Fondation et du mécénat.

C’est sur ce deuxième axe que je souhaiterais m’exprimer.

À partir d’une feuille blanche, nous avons défini trois grands axes : connaître les enjeux du numérique (pour le plus grand nombre), soutenir l’apprentissage du numérique, pas seulement du code ou les fablabs, mais aussi en valorisant les nouvelles formes du faire ensemble, et enfin soutenir avec d’autres le déploiement au cœur des territoires de lieux d’innovations à impact sociétal (incubateurs) multi-acteurs, que ce soit en zone AMEA (avec des incubateurs comme le Ctic, ou encore le Cipmen) ou en France (La Ruche).

Depuis mon travail de rédacteur en chef pour Transversales, sciences & culture, l’idée qu’il faut travailler en pluridisciplinaire pour pouvoir avoir une compréhension systémique des choses s’est vite imposée, d’où la création du Digital Society Forum.

Restaurer la capacité de choix et de décisions des citoyens grâce à la digital & societal literacy

Que faisons-nous chez Orange avec le Digital Society Forum ? Notre ambition est de prendre l’ensemble des grandes questions sociétales actuelles (la parentalité, les migrants, le travail, l’emploi, les nouvelles formes d’apprentissage, entre autres…) et les rendre accessibles au plus grand nombre, dans une approche pluridisciplinaire et participative, via des ateliers ouverts à tous en France et à l’étranger. Ces différentes contributions forment un véritable corpus publié ensuite sur le web, avec toujours une place laissée aux controverses.

L’idée est de fournir les clés décryptage de ces phénomènes à l’ensemble des citoyens pour qu’ils se fassent leur propre opinion. Sur un sujet comme le travail face à la transition numérique, il est capital de pouvoir se forger son propre avis.

Au delà du numérique, valoriser les « makers », les innovateurs, en France comme ailleurs et repenser l’économie du partage

 

Faire tomber un mythe, celui de l’économie du partage

Le contexte encore une fois fait loi. Dans un cadre de baisse systématique des subventions il faut imaginer d’autres modèles. Des modèles qui tranchent définitivement avec celui des subventions qui ne permet pas l’autonomisation des structures, associatives notamment. Soutenir, accompagner et valoriser les énergies formidables de celles et ceux qui, partout, associations, entrepreneurs sociaux ou non, coopératives ou futures pépites du web est un enjeu qui nous concerne toutes et tous. Avec toujours, l’autonomisation en ligne de mire.

Mais attention à rester mesuré : tout le monde ne sera pas entrepreneur, et cela même dans une situation où le salariat semble sur le déclin. Il nous faut imaginer ce que cela signifie globalement, en termes de “capacitation”, de revenus de soutien, etc… Là nous n’avons pas à faire à une question « numérique » mais bel et bien à une question de société.

Enfin il est certainement temps de faire tomber un mythe : « l’économie du partage » ! Et cela même si je suis un supporter de nombreuses initiatives participatives. Uber-pop disons-le tout net, pose par exemple le problème d’un risque d’Uber-paupérisation dans un système de captation abusive de valeur à la manière du digital labor. Avec le syndrome du retour du travail à la tâche préindustrielle comme sous jacent. Sous couvert de partage, ce sont des plateformes d’intermédiation purement marchandes qui s’offrent à nous et il s’agit de rester pragmatique.

Moi j’ai choisi Orange à dessein. J’ai fait ce choix car Orange est encore un toujours un acteur ancré dans ses territoires et dont l’un des actifs principaux est son corps social. Un groupe qui reste engagé localement, soutient la compétitivité des territoires et cela change tout !